Traduire la chanson : Un révélateur de sa spécificité

Céline Pruvost

celine.pruvost@u-picardie.fr

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Abstract

La fascination exercée de l’autre côté des Alpes par les chansons françaises d’après-guerre a poussé de nombreux italiens, cantautori ou poètes, à les traduire dans leur langue – l’italien ou leur dialecte. Choisir des exemples dans ce corpus conséquent permet de montrer qu’à travers l’exercice délicat de la traduction émergent des différences essentielles entre poésie et chanson. En effet, la contrainte est plus forte si le texte traduit est destiné à être chanté. Les accents de la musique et ceux de la langue doivent être en harmonie pour que le texte reste chantable. Dans le passage du français à l’italien, la difficulté est d’autant plus grande que l’accentuation des mots change presque systématiquement. On comparera donc les approches différentes des traducteurs-poètes, qui considèrent le texte seul, et des traducteurs-chanteurs, qui pour ne pas désolidariser texte et musique doivent parfois faire primer le son sur le sens. Cette fusion de l’écriture du texte et de la musique est au cœur de la spécificité de la musique par rapport à la poésie. Ainsi, comparer pour une même chanson des traductions de poètes et des adaptations de cantautori nous permettra de mettre en évidence cette frontière entre chanson et poésie.

La chanson et la poésie entretiennent un « cousinage compliqué » (Vincenot, 2011), plus souvent analysé du côté de la réception que de celui de la création. De façon récurrente, la parole des journalistes et des critiques, qui assimilent volontiers chanson et poésie, se heurte à celle des artistes eux-mêmes, qui considèrent que leur pratique d’auteur-compositeur-interprète n’est pas assimilable à celle des poètes (Pruvost 2013, pp. 171-200). Mon analyse se situera donc délibérément du côté de la création, dans le but de comprendre les conséquences pratiques de cette évidence : l’écriture d’une chanson associe un texte et une musique.

Jean Guichard, dans sa thèse, présentait ainsi cette idée alors novatrice « Et si, au lieu d’être un vêtement dont on peut revêtir ou dépouiller le texte en laissant inchangée sa nudité naturelle, si la musique était un autre corps accouplé au premier ? » (Guichard 1992, pp. 265-266). Depuis, les analyses cantologiques, qui ne réduisent pas la chanson à son texte mais cherchent à prendre en compte l’ensemble de ses dimensions (texte, musique, performance) se sont considérablement développées, à partir des travaux de Stéphane Hirschi. Un texte destiné au chant suit de multiples contraintes : la musique n’est pas un ornement qui se juxtapose a posteriori sur un texte écrit comme une poésie. La mélodie influence considérablement l’écriture du texte, qu’elle existe avant lui ou qu’il soit créé dans la perspective d’une mise en musique. Mais comment le démontrer ? Difficile en effet de comparer deux versions d’un même texte, l’un écrit avec les seules contraintes de la langue, l’autre écrit pour faire corps avec une mélodie : les auteurs-compositeurs-interprètes ne rendent public que leur texte chanté. Chercher des matériaux pour une analyse du laboratoire de l’ACI serait une piste intéressante, mais les procédés d’écritures variant d’un artiste à l’autre, il serait sans doute hasardeux de généraliser des conclusions. J’ai donc choisi de baser mon analyse sur des versions existantes et publiques, en utilisant la traduction de chansons comme un outil pour analyser concrètement les contraintes imposées par une écriture chantable. En comparant, pour une même chanson source, des traductions destinées à la lecture et des traductions destinées au chant, certaines spécificités de l’écriture de chansons apparaîtront. Je commencerai par indiquer quelques éléments de contexte et de méthodologie, je présenterai ensuite le corpus et le procédé choisis, pour arriver à l’analyse croisée de cas concrets.

Cadre critique et historique

Les années 1960 voient fleurir les traductions, bonnes ou douteuses (j’ai eu l’occasion d’en analyser certaines, Pruvost 2014). Il existe plusieurs raisons à cet engouement, parfois de nature artistique et affective, parfois liées à des considérations commerciales. Franco Fabbri, dans son article « Traduzioni milionarie » (Fabbri 2008, pp. 316-319) explique le contexte législatif qui a favorisé cette vogue, et décortique un mécanisme qui a fait des traductions de chansons une véritable poule aux œufs d’or pour les personnes bien informées et situées au cœur de l’industrie du disque. Les motivations des cautautori sont fort différentes, mais certains se refusent par principe à toute traduction, qu’ils considèrent comme une trahison. Margot, l’une des premières artistes à faire connaître Brassens en Italie, l’interprétait en français, estimant qu’il était impossible de le traduire (Zorzi 2012, p. 132). Même s’il est facile de constater rétrospectivement que « la suite lui prouva que non », lors de débats animés pendant le colloque Poésie et chanson de la France à l’Europe, certains ont tenu toute traduction pour un « crime », particulièrement grave quand il touche la poésie et la chanson d’auteur. Ces positions existent, mais je fais partie de ceux qui considèrent la traduction de chansons comme une pratique parfaitement légitime, dès lors qu’elle est faite dans le respect des œuvres. Perle Abbrugiati a montré, exemples à l’appui, que les contraintes qui pèsent sur les traducteurs peuvent aussi être de formidables stimuli :

la contrainte finit par libérer : la difficulté crée en réaction une échappée – et le traducteur réécrit finalement le texte en puisant dans son imaginaire à lui. Ce que la traduction d’un texte en musique met ainsi en lumière est peut-être un grossissement de ce qu’est toute traduction : la butée contre des limites, formelles ou non, qui sont autant de prétextes offerts au traducteur, hélas ou heureusement, pour laisser couler, claire ou sombre fontaine, sa propre petite musique. (Abbrugiati 2011, p. 165)

Certes, la traduction de chansons se trouve souvent à la limite de la réécriture, mais elle permet de faire connaître les œuvres, même adaptées, à ceux qui ne parlent pas la langue d’origine. La traduction n’a aucunement vocation à se substituer à l’original ; elle permet à un public plus large d’accéder à certaines chansons et à la part de culture qu’elles portent. En matière de traduction, je suis convaincue qu’un purisme généralisé aurait eu des effets pervers considérables, en privant les cantautori de sources importantes d’inspiration et de renouveau, et en empêchant le public non locuteur des langues sources d’accéder à certains répertoires.

Nous comparerons ici des traductions chantables et des traductions destinées à une publication écrite. La notion de chantabilité, si elle semble facile à saisir intuitivement, mérite d’être présentée : il ne s’agit pas d’un néologisme mais de la traduction de l’idée de singability, sur laquelle ont déjà réfléchi des chercheurs anglophones. Des contributions très denses ont été apportées en anglais autour de l’idée de chantabilité d’une traduction. Bien que les travaux de Gorlée sur l’ « intercode translation » analysent des exemples tirés de l’opéra, certaines conclusions sont transposables à la chanson. Prosodie, mélodie, rythme sont autant d’éléments qu’il convient de prendre en compte tant dans leurs aspects musicaux que textuels, lors de la traduction (Gorlée 1997, pp. 246-247). Peter Low a développé l’analyse de la singability en étudiant spécifiquement la traduction de chansons (Low 2008 ; Low 2003a ; Low 2003b). Ses travaux se basent sur la notion de skopos telle qu’elle a été étudiée par Vermeer : il s’agit de prêter attention au but et à la fonction d’une traduction (Venuti 2000, p. 227). La traduction poétique relève déjà presque d’une mission impossible, à cause des interactions entre la forme et le contenu, l’importance des jeux de sonorité, le poids des connotations, l’utilisation de métaphores, d’un style condensé, d’un agencement inhabituel des mots. Mais Peter Low engage à être attentifs à la finalité d’une traduction de chanson : va-t-il s’agir d’un sur-titrage, d’un sous-titrage, d’une traduction écrite destinée à accompagner le chant dans la langue originale, ou d’une traduction chantable qui remplacera le texte initial ? La destination d’une traduction va influencer sa fonction et également les critères qu’elle devra suivre. Pour aboutir à une version chantable, « les traducteurs sont soumis à d’énormes contraintes imposées par la musique préexistante, car ils ne peuvent pas ignorer les rythmes, les valeurs de notes, les phrasés ou les accents de la musique » (Low 2003b, p. 105). Low rappelle également que les mots doivent pouvoir être chantés avec sincérité – la question du registre de langue est pour cela fondamentale : choisir un mot qui respecte tous les critères de prosodie et d’accentuation musicale, mais qui n’appartient pas au bon registre créera un effet d’étrangeté.

La question clé de cette démarche reste bien celle de l’adéquation entre une traduction et sa fonction. Ne pas perdre de vue que le texte d’une chanson est fait pour pouvoir être chanté semble relever de la tautologie, mais arriver à atteindre cet objectif implique de dépasser des contraintes techniques considérables.

Je considère en outre que, dans les versions françaises comme dans les versions italiennes, un critère important de chantabilité réside dans la coïncidence entre accents toniques du texte et temps forts de la mélodie. Ce point de vue renvoie à une vision assez traditionnelle de la chanson, dont je rappellerai ici les présupposés. Dans les manuels d’écriture de chansons en français, la question de la coïncidence entre accents toniques de la langue et temps forts de la mélodie suscite de nombreux argumentaires et conseils : « si vous mettez des mots sur la musique, faites se rencontrer les temps forts du texte et de la mélodie » (Lemesle 2009, p. 41). À partir des années 1970, la chanson française comme la chanson italienne prennent de plus en plus de libertés avec les contraintes de l’accent tonique, « sous la double pression de l’attirance pour la musique anglo-saxonne et de la destination de la chanson pour la danse. Le phrasé des chansons va s’américaniser très nettement, ou en tout cas refuser l’obligation d’accentuer sur la finale » (Arbatz 1995, p. 158), notamment sous l’influence de Bob Dylan, aussi forte en France qu’en Italie. La chantabilité est donc une notion qui évolue : la modification des façons de faire conditionne aussi l’oreille du public. Pour le corpus choisi ici, les chansons de Georges Brassens incarnent un certain classicisme, tant musical que textuel. Ce classicisme inclut même quelques traits passés de mode à l’époque des manuels que je viens de citer : Brassens chante parfois les e-muets, ce qui sonne maintenant comme un archaïsme. À cette exception près, Brassens respecte généralement une coïncidence entre temps forts et accents toniques, ce qui sera ici considéré comme un repère à suivre pour produire des traductions chantables dans une esthétique similaire.

Corpus et procédé

L’idée de comparer des traductions est issue d’un article de Perle Abbrugiati, qui a utilisé cette méthode dans le cadre de ses réflexions sur la réécriture (Abbrugiati 2011). Ce procédé stimulant m’a semblé pouvoir être transposé à des analyses intégrant également une prise en compte élargie de la mise en musique. Mon objectif est de mettre concrètement en lumière les différences entre le texte d’une poésie et celui d’une chanson, à travers l’exercice délicat de la traduction. Qu’est-ce que la mise en musique et en voix change à l’écriture d’un texte ? Puisqu’il est difficile d’y répondre in abstracto, je propose de comparer des traductions faites pour être chantées et des traductions faites pour être lues. Nous verrons ainsi dans quelle mesure l’exigence de chantabilité d’un texte influence les choix des traducteurs.

J’ai commencé par rechercher des sources, en espérant trouver des traductions d’une même chanson dans des versions chantables et dans des versions non-chantables. J’ai limité cette recherche aux traductions de chansons françaises en italien, en excluant les versions en dialectes.[1] Je n’ai considéré comme chantables que des versions qui ont vraiment été chantées, en excluant le cas des versions enregistrées par un seul interprète, et manifestement très difficiles à reproduire. Les versions publiées dans des livres ont été considérées comme a priori non-chantables, mais pour chacune des sources, j’ai vérifié qu’il ne s’agissait pas de la publication de chansons qui avaient déjà été enregistrées auparavant.[2]

J’ai dès le départ concentré mon attention sur les traductions de Georges Brassens, Jacques Brel et Léo Ferré, dont le répertoire a été traduit à la fois par des poètes et par des cantautori, ce qui me laissait bon espoir de trouver pour une même chanson des versions chantables et non-chantables. Dans le précieux fonds documentaire d’Enrico de Angelis, j’ai dressé un inventaire des traductions existantes, et j’ai recherché les intersections, de façon à choisir des chansons pour lesquelles il existait bien au minimum une version chantable à comparer à une version non chantable. J’ai ensuite choisi de focaliser cette étude sur le répertoire de Georges Brassens, où les intersections entre versions chantables et non-chantables étaient les plus fournies, particulièrement pour les chansons suivantes : « Dans l’eau de la claire fontaine », « Le gorille », « L’assassinat », « La marche nuptiale » et « Mourir pour des idées ». La première chanson ayant déjà fait l’objet d’une étude approfondie par Perle Abbrugiati (2011), j’ai limité mon corpus aux quatre suivantes. Les versions originales et intégrales des textes étudiés ici sont disponibles en annexe de ma thèse (Pruvost 2013, pp. 424-468 ).

Les traductions de Fabrizio De André ont eu un impact culturel important, car elles ont été beaucoup diffusées, et beaucoup chantées : il s’agit sans équivoque de traductions chantables. La comparaison avec les traductions poétiques publiées en 1994 aux éditions Guanda par Maurizio Cucchi (poète, traducteur et critique littéraire né en 1945) m’a semblé particulièrement pertinente. Il existe également d’autres versions non-chantables, qui correspondent à des projets différents. Les éditions Guanda avaient publié dès 1968 un ouvrage bilingue, Chansonniers francesi, parole di canzoni. Aznavour, Béart, Brel, Brassens, Ferré, Leclerc, Trenet, dont l’objectif affirmé par les auteurs, De Paoli et Di Rienzo, était de concourir à la légitimation littéraire des textes de chansons. En 1979, Guido Armellini a réalisé un ouvrage de divulgation de la chanson française revu et augmenté en 1996. Enfin, en 1991, les éditions Muzzio, dans une collection dirigée à l’époque par Enrico de Angelis, ont publié l’opera omnia de Georges Brassens, traduite par Nanni Svampa (qui a par ailleurs réalisé des traductions chantables, essentiellement en milanais) et Mario Mascioli (professeur de français). Cet ouvrage, qui comme celui de Maurizio Cucchi présente le texte original face aux traductions, ne prétend pas proposer des traductions chantables, ni poétiques : il s’agit d’un outil de connaissance précise du contenu des textes de Brassens.

Ces textes ont donc été écrits dans des perspectives différentes, en fonction de finalités différentes : leur skopos n’est pas le même. Leur comparaison permettra d’analyser en quoi la musique détermine les choix textuels de traduction.

Analyse et conclusions

Analysons pour commencer ce qui rend une traduction inchantable, en commençant par les facteurs les plus évidents, pour aller ensuite vers des critères plus subtils.

Métrique

Dans le passage du français à l’italien, l’accentuation des mots change presque systématiquement : en majorité, les mots français sont accentués sur la dernière syllabe, quand les mots italiens le sont sur l’avant-dernière. Perle Abbrugiati explique très clairement le phénomène de conversion métrique qui a lieu dans le passage du français à l’italien, en prenant l’exemple d’un texte de départ en octosyllabes – mais on peut bien sûr transposer cette démonstration à tous les types de vers.

La musique (alternance de phrases musicales de neuf et de huit notes) appellerait en italien le vers appelé novenario. En effet, compte tenu du fait que les mots sont majoritairement piani en italien (accentués sur l’avant-dernière syllabe), c’est le vers de neuf syllabes qui correspond le mieux à l’octosyllabe français d’un point de vue prosodique : la dernière syllabe accentuée, que le vers soit piano ou tronco, est la huitième. Un novenario piano correspond donc à la diction d’un octosyllabe à rime féminine ; un novenario tronco à celle d’un octosyllabe à rime masculine. (Abbrugiati 2011, p. 157)

Chercher à reproduire rigoureusement une métrique française avec des mots italiens impose de piocher dans un réservoir limité de mots tronchi, qui ont déjà été tellement utilisés qu’ils sont fortement connotés. Les cantautori italiens proposent à partir des années 1960 une utilisation renouvelée de la langue chantée. L’un des éléments de cette nouveauté consiste à élargir le vocabulaire utilisé, et à utiliser une prosodie différente, un peu plus souple en ce qui concerne la fin des vers. Dans les traductions chantables de Fabrizio De André, on trouve la trace de ce rapport moins rigide à la prosodie : plutôt que d’avoir recours à des mots et tournures désuètes, il choisit quasi systématiquement de rajouter une syllabe en italien par rapport au français, disposant ainsi d’un vocabulaire beaucoup plus étendu. En tant que traducteur, le fait d’accepter cette légère hypermétrie lui laisse une liberté plus grande, et ouvre davantage de possibilités à un meilleur respect du sens du texte. En termes de chantabilité, cela ne pose pas de problème, car rajouter une syllabe non accentuée ne déplace pas l’accent tonique ; il s’agit juste de répéter la note finale, ou de retarder légèrement le motif mélodique de fin de phrase. Il existe de fait une certaine marge d’élasticité dans l’interprétation et la mise en mots d’une mélodie, que les auteurs de chansons utilisent même en dehors du cas particulier de la traduction. Dès lors que les accents toniques ne sont pas déplacés, il reste possible de dédoubler certaines notes en divisant leur valeur (par exemple en chantant deux doubles au lieu d’une croche). Michel Arbatz explique ainsi que l’on peut, sur une même phrase musicale, placer un texte avec un plus ou moins grand nombre de syllabes, c’est-à-dire changer le débit, sans changer la mesure. « Ce qui était impossible dans la poésie classique – le nombre de syllabes servant en quelque sorte d’unité de mesure du vers – devient possible en chanson. Ce qu’on saisit d’une chanson, c’est d’abord une pulsion et une mélodie. Cela donne au parolier une certaine latitude pour “allonger” légèrement son texte […] sans modifier la structure musicale, sans ajouter de mesure supplémentaire » (Arbatz 1995, p. 162).

Si Fabrizio De André utilise cette option sans dépasser les limites de la chantabilité, ce n’est pas une contrainte pour les traductions destinées à l’écrit : la présence d’un nombre excédentaire de syllabes à chanter par rapport au nombre de notes de la mélodie est une cause évidente de non-chantabilité. Dans la traduction de De Paoli et Di Rienzo de « La marche nuptiale », à la deuxième strophe, l’alexandrin « Je garderai toujours le souvenir content » atteint 16 syllabes : « Conserverei sempre il felice ricordo del giorno » – sans parler de la confusion entre futur et conditionnel. Chez Guido Armellini, la traduction de l’alexandrin de Brassens dans la sixième strophe de « Mourir pour des idées » (« Plus de danse macabre autour des échafauds ») atteint 18 syllabes (« Basta danze macabre fatte intorno ai patiboli ».). Cette inflation syllabique est particulièrement nette chez Svampa et Mascioli, qui cherchent à restituer les idées de Brassens de la façon la plus précise possible. Dans la première strophe du « Gorille », « Sans souci du qu’en-dira-t-on » (octosyllabe) devient « Senza preoccuparsi del “cosa dirà la gente” » (15 syllabes). Dans la cinquième strophe de « Mourir pour des idées », l’alexandrin « Au paradis sur terre on y serait déjà », dépasse allègrement les vingt syllabes : « A quest’ora al paradiso in terra ci saremmo arrivati da un pezzo ». Toujours dans le « Morir per delle idee » de Svampa et Mascioli, sur le même principe, le nombre de syllabes des vers « Mais l’âge d’or sans cesse est remis aux calendes / Les dieux ont toujours soif n’en ont jamais assez » enfle encore considérablement : « Ma l’età del’oro è continuamente rinviata alla calende / Gli dei hanno sempre sete non ne hanno mai abbastanza ». Même en dédoublant toutes les notes, il serait à l’évidence impossible de chanter toutes ces syllabes sans nuire grandement à l’intelligibilité du texte.

Les refrains, répétés donc plus audibles, sont des passages particulièrement sensibles, où la flexibilité prosodique est moindre. Le refrain de « Mourir pour des idées » (« Mourrons pour des idées, d’accord mais de mort lente, d’accord mais de mort lente ») est l’un des rares cas où Maurizio Cucchi s’autorise quelques syllabes excédentaires (« Moriamo per le idee, d’accordo, si capisce, però di morte lenta »), qui seraient impossibles à placer sur la mélodie (la répétition du texte est chez Brassens accompagné d’un mouvement antécédent-conséquent construit sur un nombre identique de syllabes : impossible de retrouver cette symétrie dans le texte de Cucchi). Dans ce même refrain, on trouve un cas de traduction inchantable pour cause de décalage entre la syntaxe mélodique et la syntaxe textuelle, avec « Moriamo per le idee, si, ma di morte lenta ». Si l’on s’en tient au nombre de syllabes, « si, ma » coïncide avec « d’accord », mais la mélodie et le texte se trouvent totalement décalés dans le passage au chant. Et si l’on décide de suivre la syntaxe de la phrase, en plaçant le « ma » sur le « mais », on arrive alors à un exemple paradigmatique de l’effet d’étrangeté produit par l’absence d’une syllabe de chant pourtant présente à la mélodie, et donc nécessaire (en essayant de chanter « si » sur la mélodie de « d’accord »). On peut remplacer cette syllabe manquante soit par un silence – qui, ici, casse l’élan de la mélodie – soit par un mélisme – ce serait peut-être une option dans une autre esthétique, mais en chanson cela reste extrêmement rare. Silence ou mélisme aboutissent à un résultat chanté très étrange. Mais sur la mélodie de « d’accord », même « d’accordo » serait trop long : en effet, l’ajout d’une syllabe non accentuée ne pose pas de problème dès lors que la fin du vers correspond à une respiration musicale. Ici, ce n’est pas le cas : étant donné que « d’accordo » et « ma di morte lenta » s’enchaînent ensuite sur des valeurs brèves (trop brèves pour être dédoublées), la syllabe « do », même non accentuée, perturbe le déroulement mélodique et donc le chant. La solution chantable de Fabrizio De André consiste à s’imposer deux syllabes, avec un accent sur la dernière, car la mélodie ne laisse aucune marge : « va be’ ». C’est le passage à un niveau de langue plus familier, ou du moins plus lié à l’oralité, qui permet ici cet indispensable respect métrique.

Rimes et assonances

Si la chanson n’impose pas de schémas très rigides en matière de rimes, la chantabilité passe néanmoins par un certain nombre d’appuis sonores. Bien souvent, les cantautori préfèrent une bonne assonance à une rime forcée. C’est d’ailleurs la doxa que l’on retrouve dans les manuels d’écriture cités plus haut. L’assonance est ainsi une sorte de compromis : elle offre une plus grande liberté dans le choix des mots et des contenus, tout en gardant une musicalité de la langue, combinée à celle de la musique.

Détail amusant : les traducteurs de versions non-chantables cherchent parfois à produire des rimes graphiques, en visant une similarité des dernières voyelles. Or cela n’a pas le moindre intérêt en italien, quand ces dernières voyelles ne sont pas accentuées à l’oral. Chantées, elles passent très vite, on les entend à peine : quitte à choisir un son, la voyelle qui compte est l’avant-dernière, celle qui porte l’accent, et donc le chant. Voyons un exemple de ces rimes graphiques qui ne changent en rien la chantabilité du texte, à la cinquième strophe du « Gorille », dans la traduction de Guido Armellini :

Supposez qu’un de vous puisse être

Comme le singe obligé de

Violer un juge ou une ancêtre

Lequel choisirait-il des deux ?

Supponete che uno di voi

Come la scimmia fosse obbligato

A violare un giudice o una vegliarda ;

Quale sarebbe il suo preferito ?

Certes, sur le papier, le traducteur aura la satisfaction de voir un « o » aller de pair avec un « o », mais ce sont le « a » et le « i » qui portent l’accent et le chant : à l’écoute, il n’y aura donc pas de rime. Dans la suite de ce paragraphe, on trouve un autre exemple significatif : certains mots précis ne seraient pas chantables sans créer un effet de comique ou d’étrange, lié non pas à leur sens, mais à leur sonorité. Cela ne pose pas de problème à l’écrit, mais chanté, le décalage serait manifeste :

Lors, au lieu d’opter pour la vieille

Comme aurait fait n’importe qui

Il saisit le juge à l’oreille

Et l’entraîna dans un maquis

Cosi invece d’optar per la vecchia

Come farebbe chicchessia

Afferra il giudice per un orecchio

E lo trascina dietro a un cespuglio

Ce « cespuglio », qui n’est amené par aucune rime, assonance ou allitération, est l’exact équivalent de « maquis » en termes de sens, mais le mot a une sonorité tout à fait discordante : cela crée un effet de surprise (voire de grotesque) qui n’est absolument pas présent dans le « maquis » de Brassens. Ainsi, Svampa et Mascioli optent pour un « boschetto », en assonance avec « orecchio ». Quant à De André, il transporte la scène dans un « prato », qui présente l’avantage considérable de rimer avec « magistrato ».

Registre 

Certaines expressions ne seraient pas prononcées à l’oral ; elles peuvent passer inaperçues dans un livre, mais pas mises en voix dans une chanson. Or, chez Brassens, la limite est subtile : le ton est certes soutenu, mais toujours un peu narquois : passer lors de la traduction à une préciosité pure et sans malice pose problème, car cela ampute le texte d’une grande partie de son intérêt. L’un des charmes du « Gorille » consiste à narrer une anecdote grossière et politiquement incorrecte dans une grammaire impeccable et à l’aide un vocabulaire raffiné. C’est précisément ce décalage croustillant qui est particulièrement difficile à rendre en chanson. Voilà pourquoi je ne suis pas très convaincue par le « Come farebbe chicchessia » que nous venons de voir. Toujours dans la traduction de Guido Armellini, « Dès que la féminine engeance / sut que le singe était puceau » devient « Dacché la femminile genia / Seppe che il brutto era pulzello ». Ce mot, « pulzello », est également choisi par Svampa et Mascioli, à qui il semble toutefois si étrange qu’ils l’utilisent entre guillemets. Mais comment chanter des guillemets ? Maurizio Cucchi opte pour une périphrase malicieuse, « Come il consesso femminile venne a sapere la verità ». Fabrizio De André s’autorise quant à lui à supprimer ce passage sans nuire à la clarté de la narration, puisqu’il s’agit de la redite d’une idée qui vient d’être exprimée.

Le trop grand respect des concordances des temps, dans le subjonctif passé et les constructions hypothétiques, aboutit également à des solutions certes grammaticalement correctes, mais d’un registre beaucoup trop soutenu pour être chantées sans que cela ne change le ton de la chanson d’origine. Au début du « Gorille », Svampa et Mascioli choisissent de traduire « je suppose / qu’on avait dû la fermer mal » par « suppongo / che l’avessero chiusa male », ce qui installe le point de vue du canteur beaucoup moins efficacement que le « forse l’avevano chiusa male » de Fabrizio De André. Prenons un dernier exemple dans le « Gorille » traduit par Armellini :

Qu’une alternative pareille

Un de ces quatre jours m’échoie

C’est j’en suis convaincu la vieille

Qui sera l’objet de mon choix

Se una consimile alternativa

Mi si ponesse da un giorno all’altro

Ne sono più che sicuro, la vecchia

Sarebbe l’unico mio traguardo

Le grammaticalement identique et correct n’a pas les mêmes connotations dans une langue ou l’autre : le risque, ici, consiste à perdre la malice du ton, qui est justement l’un des ressorts de l’efficacité comique de la chanson.

Non-coïncidence entre accents toniques et mélodiques

Nous l’avons vu, dans l’esthétique des chansons de Brassens, la coïncidence entre accents toniques du texte et temps forts de la mélodie est un principe d’écriture fondamental, qui doit être respecté lors de la traduction et adapté aux particularités toniques de la langue italienne. Certaines traductions non-chantables présentent un nombre de syllabes légèrement plus élevé que l’original, ce qui, moyennant le dédoublement de quelques valeurs rythmiques, n’est pas nécessairement un obstacle à la chantabilité. La véritable difficulté consiste à chanter le texte traduit sans faire au moins une erreur significative d’accent tonique.

Dans la « Marcia nuziale » de Guanda et Di Rienzo, la traduction du derniers vers cumule des problèmes d’accents toniques mal placés par rapport à la mélodie, et des problèmes de césure. Le premier hémistiche déborde, à un endroit où la note est censée être tenue, ce qui ne serait pas une modification mélodique discrète.

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Fabrizio De André répète « evviva, viva la sposa », de façon à décaler les accents pour qu’ils coïncident avec la mélodie : c’est ainsi le « spo » accentué de « sposa » qui arrive sur le temps fort final, ce qui rend le tout parfaitement chantable. On voit bien que l’introduction de cette répétition est dictée par l’adéquation du texte à la musique.

Maurizio Cucchi, quant à lui, tend à respecter la métrique et à rechercher rimes et assonances, ce qui rend certains passages de ses traductions chantables. La plupart du temps, elles ne le sont pas, car il ne considère pas comme un critère poétique le placement des accents toniques par rapport à la mélodie – à juste titre, ses traductions étant faites pour être lues. Or cette contrainte est fondamentale pour qu’un texte soit chantable : même si tous les autres critères (nombre de syllabes, travail des sonorités) sont respectés, des dissonances entre musique du texte et mélodies rendent impossible une interprétation chantée. On trouve ainsi une belle traduction littérale impossible à chanter telle quelle, dans la deuxième strophe du « Morire per delle idee » de Svampa et Mascioli, « Allons vers l’autre monde en flânant en chemin » devient « Andiamo verso l’altro mondo bighellonando ». Si le sens et le ton sont parfaitement respectés, chanter ce texte avec la mélodie de Brassens serait du plus mauvais effet : seules les syllabes normalement non-accentuées de « bighellonando » arriveraient avec les temps forts de la musique, en terminant sur une résolution et un accent très marqué sur le « do ». Ce qui ne conviendrait pas du tout à la musicalité de la langue italienne :

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La troisième ligne de texte présente l’option choisie dans la traduction chantable de Fabrizio De André : il rabote une syllabe en passant de « verso l’altro mondo » à « all’altro mondo », ce qui lui permet de décaler d’une note tous les mots suivants. Cela aboutit à un mariage harmonieux entre temps forts de la mélodie et accents toniques de la langue. La syllabe est récupérée à la fin, grâce à l’ajout de « un poco », une cheville rythmique dont la fonction est précisément de permettre un calage heureux entre musique et texte, sans apport sémantique.

De André utilise également d’autres stratégies, plus subtiles, pour caler rythmiquement texte traduit et mélodie. Dans « Mourir pour des idées », « Car tous ceux qui l’avaient, multitude accablante » devient « Perché chi ce l’aveva, una folla di gente » : on remarque le passage de la troisième personne du pluriel à la troisième personne du singulier, à valeur générale. Sans rien changer au sens, par rapport à « tutti quelli che ce l’avevano », cela permet aux accents du texte d’être parfaitement synchrones avec ceux de la mélodie. Dans « Delitto di paese », sa traduction de « L’assassinat », De André fait le contraire, en transformant une forme verbale au singulier en un pluriel :

Et, le matin qu’on la pendit

Ell’ fut en paradis

E quando furono impiccati

Volarono fra i beati

Les verbes au singulier (« fu », « volò ») auraient eu un nombre insuffisant de syllabes, incompatible avec la chantabilité de la traduction. Mais ici, le changement de forme verbale modifie aussi la trame narrative, en incluant le complice dans les évènements. Ce passage au pluriel a commencé deux strophes plus haut, à un moment compatible avec la cohérence interne du texte. On voit bien que les contraintes liées à la chantabilité vont parfois jusqu’à influencer le contenu de l’histoire. La chantabilité d’un texte impose donc des contraintes d’écriture très fortes. Je les ai mises en évidence en comparant des traductions chantables et non-chantables, mais elles s’appliquent aussi à l’écriture de chansons en général. Voilà pourquoi la pratique des poètes et celle des cantautori est différente, voilà pourquoi il est incorrect de les assimiler, malgré leurs points communs. Le rapport à la langue des poètes est plus libre, celui des cantautori plus contraint. La musique ne se résumant pas à un simple ornement, écrire des musiques et des textes qui s’assemblent et soient chantables relève d’un travail spécifique.

Stratégies propres à la traduction chantable

Au delà de ces contraintes métriques et mélodiques, la destination orale de la chanson influence aussi les techniques de narration à privilégier. Un lecteur est plus libre qu’un auditeur, qui ne peut pas revenir en arrière pendant un concert et peine à le faire avec un disque. Le déroulement linéaire de la chanson impose son rythme – cet « art du temps compté » comme l’écrit Stéphane Hirschi (2008) – et suppose que les auteurs soient particulièrement attentifs à l’efficacité de leur propos, qu’aucune note de bas de page ne peut expliquer. Dans le corpus que j’ai analysé, on retrouve cette spécificité de la traduction chantable par rapport aux traductions écrites à travers l’utilisation de stratégies discursives qui privilégient la clarté, le concret, pour viser une compréhension immédiate et intuitive.

La clarté narrative

Fabrizio De André se permet ainsi de supprimer certains passages. Dans ses traductions du « Gorille » et de « Mourir pour des idées », ses versions sont plus courtes d’une strophe entière. Il est le seul traducteur du corpus à ne pas toujours suivre la structure de la chanson originale. Mais en regardant de près les moments où ces modifications de structure interviennent, on observe que leur cause est bien souvent liée au déroulement narratif de la chanson. Il s’agit soit de supprimer une idée déjà exprimée de façon plus synthétique en la combinant avec une autre, soit au contraire de développer davantage une idée qui ne va pas de soi pour le public italien. Dans son « Gorilla », il abrège ainsi certaines expressions pour pouvoir ensuite étirer d’autres idées. Dès la fin de la deuxième strophe, il passe rapidement sur les passages qui, chez Brassens, tournent autour de la zoophilie. L’espace ainsi récupéré lui permet à la fin de la chanson de disposer de quatre vers pour dilater d’autant la chute. Chez Brassens, elle arrive de façon très surprenante, en un retournement de situation condensé en quatre vers alors même qu’il donne la clé du sens politique de la chanson. De André développe, répète, explicite l’originalité de la décapitation dans un contexte italien, et rajoute des métaphores animales. Précisons que la peine de mort a été abolie par la constitution italienne en 1948, et qu’auparavant les condamnés étaient fusillés, alors qu’en France la peine de mort ne fut abolie qu’en 1981 par François Mitterrand, mettant fin à l’usage de la guillotine. Au moment où Brassens écrit, il est tout à fait évident pour un public français qu’il y fait allusion et qu’il prend position contre la peine de mort. De André ne modifie pas le type de sentence, mais dans un contexte italien, elle semble effectivement « un peu originale » :

 

 

 

 

Car le juge, au moment suprême,

Criait « Maman ! » pleurait beaucoup,

Comme l’homme auquel, le jour même,

Il avait fait trancher le cou.

Gare au gorille !

Dirò soltanto che sul più bello

Dello spiacevole e cupo dramma

Piangeva il giudice come un vitello

Negli intervalli gridava « Mamma ! »

Gridava mamma come quel tale

Cui il giorno prima come ad un pollo

Con una sentenza un po’ originale

Aveva fatto tagliare il collo.

Attenti al gorilla !

Pas trace de poulet ni de veau chez Brassens, même à d’autres endroits du texte. On peut certainement ajouter le « piangere come un vitello » à la liste des dictons que De André rajoute dans ses traductions. « Pleurer comme un veau » existe bien en Français, mais ce n’est pas l’option qu’avait choisie Brassens : il s’agit bien d’un ajout de De André. Cette façon de rester maître du déroulement du récit résulte sans doute de la nécessité d’adapter le texte à la compétence encyclopédique d’un auditeur italien. Il s’agit de privilégier une compréhension parfaitement intuitive, qui ne soit en aucun cas exotique ou malaisée.

Stratégies de création de rimes

Je me concentre ici sur les deux traducteurs qui font de la recherche de rimes et d’assonances une priorité, à savoir Maurizio Cucchi et Fabrizio De André.

Cucchi ne sacrifie jamais les adjectifs, il a même tendance à en ajouter, voire à les rendre plus expressifs qu’ils ne le sont chez Brassens : il solennise les textes, par petites touches. Cela poserait problème avec l’oralité du canteur, mais ce procédé tend vers un ton plus soutenu et abstrait qui correspond à l’idée d’un « Brassens poète ». Revenons sur la chute du « Gorille ». Pour « criait maman pleurait beaucoup », là où De André rajoutait des animaux, Cucchi passe au concept : « gridava “Mamma !” di orrore e spavento ». Chaque adjectif est sur-traduit (comparé à « beaucoup »), mais le fait d’introduire une dittologie synonymique renforce encore cette tendance à l’abstraction et à l’emphase, absente à cet endroit précis du texte source.

Pour recréer des rimes, Maurizio Cucchi s’autorise fréquemment à changer les connotations. Le « singe en rut » devient ainsi un « gorilla in amore », nettement plus romantique ; « la vieille décrépite » n’est plus qu’une « vecchia centenaria », ce qui est moins péjoratif (même au prix d’un pléonasme). Dans la « Marcia nuziale », les « soi-disant notaires » deviennent des « avvocati arroganti » : au delà du changement de profession, on passe d’une formule où le mépris s’exprime à travers une expression orale (« soi-disant ») à une formulation plus conceptuelle de l’idée (l’arrogance). Dans son « Morire per le idee », il rajoute des adverbes qui créent une hypermétrie conséquente, et il s’autorise à les changer à chaque refrain (alors que tous les refrains sont scrupuleusement identiques chez Brassens) : « fieramente », « naturalmente », « eroicamente », « con pazienza », « possibilmente » défilent donc tout au long de la chanson. On pourrait multiplier les exemples montrant que Maurizio Cucchi ajoute de la caractérisation, via des adverbes ou des adjectifs qui appartiennent généralement au domaine de l’abstraction, du concept, de l’idée.

Pour recréer des rimes ou des assonances en italien, Fabrizio De André tend au contraire à supprimer les adjectifs. Dans la troisième strophe du « Gorille », les adjectifs « éperdu » et « assommant » deviennent les plus variés dans les traductions littéraires, mais De André, lui, les supprime :

L’patron de la ménagerie

Criait, éperdu : « Nom de nom !

C’est assommant car le gorille

N’a jamais connu de guenon. »

Il padrone si mise a urlare

« Il mio gorilla, fate attenzione,

Non ha veduto mai una scimmia

Potrebbe fare confusione. »

Les changements de lieux sont également fréquents, et permettent de recréer des rimes sans modifier l’histoire, en se contentant de changer légèrement son cadre. Nous avons déjà vu comment le « maquis » devient un « prato », tant pour éviter les sonorités du « cespuglio » que pour rimer avec « magistrato ». Dès le début du « Gorilla », le ton du canteur, narrateur extérieur et malicieux, est respecté, mais les lieux sont modifiés :

C’est à travers de larges grilles,

Que les femelles du canton,

Contemplaient un puissant gorille,

Sans souci du qu’en-dira-t-on.

Sulla piazza d’una città

La gente guardava con ammirazione

Un gorilla portato là

Dagli zingari di un baraccone.

La focalisation change, le plan rapproché chez Brassens (qui nous projette le nez contre les grilles d’un lieu non identifié) est élargi chez De André, qui décide que l’action se déroule en plein cœur d’une ville – ce qui aurait aussi pu s’envisager, mais la chanson en français ne le précise pas. « Città » rime avec « là », « baraccone » assone avec « ammirazione » : la fonction de ce déplacement est liée à la création de rimes plus qu’à l’histoire. On peut également remarquer le passage de « femelles » (au ton espiègle) à « gente » (plus générique et neutre), probablement dicté par des questions de métrique. Le vers traduit par De André ayant déjà un très grand nombre de syllabes par rapport au nombre de notes de la mélodie initiale, la priorité est donnée à cette solution, qui permet de gagner deux syllabes. Une syllabe dans le mot en lui-même, et une autre dans le verbe qui suit : « le femmine guardavano » comporte deux syllabes de plus que « la gente guardava », grâce au passage à un singulier à valeur plurielle.

Le cas est un peu différent dans « Marcia nuziale », où De André italianise le contexte, en réintroduisant des référents religieux absents de l’original. Or parler d’un mariage sans mentionner la religion est tout à fait signifiant : ici changer le lieu conduit à une véritable réécriture. Le « s’allèrent épouser devant Monsieur le maire » devient ainsi « decisi a regolare il loro amore sull’altare ». Dans la même veine, « firent leurs épousailles » devient « regolarono i conti ». Au nom de la rime, la signification du texte est considérablement modifiée. Un lexique comptable (le verbe « regolare » répété deux fois, « i conti ») remplace le lexique du mariage (« épouser », « épousailles »). La traduction véhicule l’idée du mariage comme une solution après des années d’union libre qui seraient donc problématiques – idée totalement absente du texte de Brassens. « Monsieur le maire » devient « l’altare » : à travers ce changement de lieu, de la mairie à l’autel, c’est l’idée de mariage civil qui est en quelque sorte censurée. Même si l’absence de tout mot appartenant au champ lexical de la religion est très signifiante chez Brassens, De André a sans doute jugé qu’il n’était pas possible de présenter à un public italien une cérémonie de mariage totalement laïque.

Dans d’autres cas, de façon diamétralement opposée à Maurizio Cucchi, De André passe du concept à l’image. Dans la sixième strophe de « Marcia nuziale », chez Brassens, le canteur-personnage, qui décrit le mariage des parents dans les yeux de leur fils, dit jouer de l’harmonica « de toute ma morgue ». Maurizio Cucchi traduit « con tutta la mia boria », De André « con la gola in testa ». Ce choix est caractéristique de sa tendance à éviter l’abstraction, et à préférer des solutions plus incarnées. Ainsi, chez Fabrizio De André, la caractérisation est-elle plus narrative que descriptive, plus concrète qu’essentielle, quitte à changer quelques éléments du récit pour mieux le contextualiser.

Stratégies de création de nouveaux dictons

Dans de nombreux intertextes de ses concerts, De André a souligné qu’il ne recherchait pas une fidélité à la lettre, mais à l’esprit de l’auteur (Pruvost, 2013, pp. 203-205). Ainsi en traduisant Brassens, retrouver des jeux de sonorités et de sens, recréer des dictons plus que les reproduire, ce serait en quelque sorte faire preuve d’une fidélité plus grande que celle du mot à mot. De André prend des libertés, nous l’avons vu, mais il reste systématiquement fidèle au ton du canteur. Or des expressions traduites de façon littérale peuvent perdre toute saveur : on l’a constaté, certains exemples issus des traductions non-chantables ont aussi une bien moindre efficacité comique et narrative. Des traductions en apparence éloignées de la lettre peuvent en revanche s’avérer bien plus fidèles à l’esprit, et surtout beaucoup plus efficaces une fois chantées. Elles forment en effet un tout cohérent et se réfèrent à la culture italienne, avec une plus grande efficacité narrative face à un public italien que la traduction littérale de jeux de mots en français. Plus qu’une traduction, il s’agit alors de réécriture et de transposition culturelle. Le gorille, de « luron supérieur à l’homme dans l’étreinte », devient ainsi « un grandioso fusto ». Chez Brassens, les femmes fuient « prouvant qu’elles n’avaient guère / de la suite dans les idées » ; chez De André, cette même fuite aboutit à un autre dicton, « dimostrando la differenza fra idea e azione ». L’idée est respectée, tout comme le ton ironiquement distant du canteur, qui établit avec un participe présent un lien causal sous forme de diagnostic. Pour ce type d’expressions, le mot à mot aplatit le discours, comme on le voit à la traduction de Svampa et Mascioli : « dando prova di non / essere affatto coerenti ». Plus fidèle à la construction syntaxique et grammaticale (même l’enjambement est reproduit), plus fidèle à l’idée, cette traduction présente l’inconvénient de modifier le point de vue du canteur, qui de narquois devient moralisateur (en passant du dicton « avoir de la suite dans les idées » au concept « être cohérent »). De André, dans sa version chantable, recrée des dictons pour être fidèle au ton et au style de la chanson originale.

Sur des modalités similaires, ce passage de la « Marcia nuziale » amène une nouvelle formule particulièrement heureuse :

Que les vieux amoureux

Firent leurs épousailles

Après longtemps d’amour

Longtemps de fiançailles

Che andarono a sposarsi

Dopo un fidanzamento

Durato tanti anni

Da chiamarlo ormai d’argento

La version italienne renonce au parallélisme de construction pour offrir une précision (sur la durée de la relation), et surtout une belle expression : dans des « fiançailles d’argent », le temps d’amour avant le mariage compte autant que celui qui le suit, dans les plus traditionnelles « noces d’argent ». L’« argento » peut également évoquer les cheveux gris des mariés, et rime de plus avec « fidanzamento ». Même si elle ne figure pas sous cette forme dans le texte de Brassens, cette formule est remarquablement fidèle à l’esprit de la chanson.

Dans chacune des chansons du corpus, on peut trouver des exemples de ces petites perles de synthèse, qui visent toujours à rendre le texte italien parfaitement signifiant pour son public. Dans « Mourir pour des idées », « Les Saint Jean bouche d’or » ont donné lieu à différentes solutions. Il me semble que la traduction littérale « I Giovanni Bocca d’oro », choisie notamment par Guido Armellini, n’est ni chantable (pour des raisons métriques), ni très évocatrice pour un public italien. Maurizio Cucchi reste au contraire proche de l’idée (« i migliori santoni »), tout comme De André, qui choisit de plus une expression à l’ironie flagrante (« gli apostoli di turno »). Dans le vers suivant (« le plus souvent, d’ailleurs, s’attardent ici bas ») De André précise l’âge vénérable atteint par ces personnages : « Lo predicano spesso per novant’anni almeno ». Bien sûr, cette tournure permet de retrouver une rime, mais elle relève encore de cette tendance à rajouter du concret ou du jeu.

Ainsi, si la traduction chantable impose de très fortes contraintes – tant prosodiques et musicales que liées au ton et à la transposition du contexte culturel – elle occasionne parfois une véritable réinvention des textes. C’est précisément ce que dénoncent ceux qui considèrent la traduction de chanson comme une opération illégitime. Mais cela prouve aussi que le texte d’une chanson suit des contraintes encore plus nombreuses que celui d’une poésie : les phénomènes qui apparaissent en comparant des traductions chantables et non-chantables existent en général dans l’écriture de chanson. Le passage par la traduction nous a simplement permet de l’illustrer.

Comparer pour un même corpus des traductions qui ne prennent en considération que le texte des chansons (dans une optique poétique ou didascalique) et des traductions chantables a permis de mettre en évidence les nombreuses contraintes supplémentaires inhérentes à l’écriture de chanson. Si la traduction poétique relève parfois déjà d’une mission impossible, la traduction de chansons est une tâche plus ardue encore. La musique en effet, loin de n’être qu’un simple habillage, conditionne profondément l’écriture du texte. Les cantautori et les poètes, même s’ils partagent certains outils communs, ont de fait des pratiques différentes – tant dans l’écriture du texte, que dans la façon de communiquer leurs œuvres. Au delà des débats sur le processus de légitimation culturelle de l’objet chanson, il est donc important de l’étudier pour ce qu’elle est vraiment.

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[1] Il existe en effet des traductions très intéressantes en dialectes, surtout du répertoire de Georges Brassens – Nanni Svampa en milanais, Amodei en piémontais, Fornacciari en livournais, pour ne citer qu’eux. Un inventaire complet en a été réalisé par Margherita Zorzi (2012). Mais les problématiques liées à ce répertoire sont différentes, notamment parce que les dialectes disposent en général de plus de mots accentués sur la dernière syllabe que l’italien, ce qui simplifie quelque peu la tâche des traducteurs.

[2] Quand le cas s’est produit (notamment pour les traductions d’Enrico Medail, à partir des chansons de Léo Ferré, qui ont fait l’objet à la fois d’enregistrements audio et de publications écrites), j’ai considéré que les chansons étaient chantables – puisque chantées.