Petits lieux et grands talents

Gilles Schlesser

gilles.schlesser@gmail.com

Scarica il PDF >>

Abstract

Dans les années d’après-guerre, entre 1946 et 1951, la chanson française est en pleine mutation les aînés ont failli, il faut créer de nouveaux repères. Une nouvelle génération a attendu son heure, impatiente et passionnée, tout est possible car rien ne régit encore la vie artistique. Encore faut-il des endroits où chanter. La rive gauche, en 1946, fourmille de boutiques désertées, de caves inoccupées. De Saint-Germain-des-Prés au Quartier latin, quelques artistes-entrepreneurs vont partir à la recherche de « petits lieux » pour monter leur spectacle. Le Cheval d’Or naîtra dans une mercerie, La Polka des Mandibules dans une crèmerie, L’Écluse dans un bistrot de bateliers, la Fontaine des Quatre Saisons dans un garage-entrepôt, le Bateau Ivre dans une ferronnerie.

Tout est simple : on chante presque « pour le plaisir », les lois de la compétition et du profit ne sont pas encore nées. Par ailleurs, les contraintes de l’administration sont pratiquement inexistantes.

Dans ce contexte, la recherche de l’authenticité et l’omniprésence de la poésie vont ouvrir la voie à la « chanson à texte » et à la montée en puissance des ACI. Les « petits lieux de minuit » vont jouer un rôle de tremplin indispensable pour les artistes des années 50-60. Grâce à ces lieux magiques et par la grâce d’un public aussi exigeant que connaisseur, naîtront les Ferré, Brel, Barbara, Gainsbourg, Ferrat…

Puis viendront les charges administratives, les années yé-yé et la télé, la prise de pouvoir du son au détriment du sens et Léo Ferré pourra chanter : « J’retrouve plus rien, tellement c’est loin »…

Ils ont pour nom La Rose Rouge, L’Écluse, la Fontaine des Quatre Saisons, L’Échelle de Jacob, Chez Gilles, La Colombe, La Galerie 55, Milord l’Arsouille, Le Port du Salut, La Contrescarpe, le Cheval d’Or, Chez Moineau… Cabarets « Rive Gauche » disait-on à l’époque. Cela signifiait « littéraire », par opposition à la rive droite parisienne, taxée de mercantile et de boulevardière. C’est dans ces cabarets, surnommés par la presse « les petits lieux de minuit » (car l’on s’y rendait après le théâtre), que sont nés les grands noms de la chanson à texte et de la poésie chantée, interprètes ou auteurs-compositeurs-interprètes : Léo Ferré, Jacques Douai, Cora Vaucaire, Catherine Sauvage, Hélène Martin, Jacques Brel, Jean Ferrat, Serge Gainsbourg, Guy Béart, Barbara…Ces cabarets parisiens ont vécu pendant une vingtaine d’années – certains beaucoup moins, d’autres un peu plus – puis se sont éteints un à un, petites lumières fragiles soufflées par la télévision, la maison de campagne, le yé-yé, l’industrie du disque, les taxes, la SACEM, le café-théâtre, mai 68…

Nous sommes donc en Rive Gauche, à la fin des années quarante. Dans ce Paris d’après-guerre, dans un pays vaincu même s’il fait semblant d’être à côté des vainqueurs, tout est à reconstruire : la politique, l’économie, la morale, l’espoir. Les ainés ont failli, on vient de vivre quelque chose au-delà de l’horreur, il faut tout changer, rien ne doit plus être comme avant. Sur le plan culturel, une nouvelle génération est prête, qui a attendu son heure. Marc Chevalier, l’un des quatre fondateurs de l’Écluse, écrit dans ses Mémoires d’un cabaret : « Nous avions entre vingt-cinq et trente ans et nous découvrions, étourdis comme après une longue maladie, l’immense territoire qui s’ouvrait à nous. Tout était possible » (Chevalier 1987, p. 16).

Oui, tout est possible, mais où et comment ? Pour les artistes en herbe, il n’existe pas d’endroits où se produire. Remplacés par les cinémas, les salles de music-hall ont disparu. En 1945, il n’en subsiste qu’une dizaine, spécialisés soit dans la revue déshabillée, soit dans la chanson d’avant-guerre. Quant à la TSF, elle diffuse des chansons dans le droit fil des années 1938-1939 : Piaf fait pleurer, Trenet fait swinguer, Luis Mariano, Tino Rossi et André Dassary font rêver, Bourvil et Suzy Delair font rire, lui avec son Fouilly-les-Oies, elle avec son « Tralala ».

Pourtant, tout est en place pour une véritable révolution culturelle. Le premier véritable cabaret Rive Gauche naît en 1946 dans la rue de la Harpe, dans le quartier de la Huchette, près de la place Saint-Michel. Il s’agit de la première Rose rouge, à ne pas confondre avec celle de la rue de Rennes, qui ouvrira dix-huit mois plus tard. Nico Papatakis et quelques amis ont proposé au propriétaire, le danseur noir Feral Benga, d’y monter un cabaret durant la semaine. Michel de Ré y jouera des sketches de Prévert comme En famille et Tentative de description d’un dîner de têtes. Quant à la chanson, elle sera représentée par Yves Robert qui chante Bruant et Brecht, Francis Lemarque, Stéphane Golmann et Jacques Douai.

Cette tentative d’un cabaret dit « littéraire » est l’amorce d’un mouvement qui va s’amplifier. À partir de 1948, d’autres endroits vont s’ouvrir à Saint-Germain-des-Prés et au Quartier latin : Le Quod libet, rue du Pré-aux-Clercs, La Rose rouge, rue de Rennes. L’année 49 accélère le mouvement avec la création de L’Écluse et de L’Échelle de Jacob. Suivront Milord l’Arsouille, Chez Gilles, La Fontaine des Quatre saisons et tant d’autres : « Quand on fait la nomenclature de tous ces cabarets, c’est monstrueux, écrit Maurice Fanon dans les années soixante-dix. Mieux vaut ne pas la faire. (…) Je me souviens, il y a deux ans, j’étais en vacances chez Ferré. Et Ferré m’avait montré la liste, sur un vieux papier tout jauni, la liste des endroits qu’il avait notés, à l’époque, pour aller auditionner (…). Il y en avait 97 dans Paris » (Schlesser 2006).[1]

Créer un cabaret ne nécessite pas de grands moyens. Le public est demandeur, les artistes pléthoriques, il ne reste plus qu’à les réunir. La rive gauche fourmille de zones semi-insalubres, de boutiques désertées, de caves inoccupées que les propriétaires ne demandent qu’à louer, les contraintes administratives sont presqu’inexistantes. Si les lieux ne manquent pas, l’argent, par contre, est une denrée rare. Aussi les cabarets sont-ils aménagés à la hâte, à peu de frais, le plus souvent au mépris des normes d’hygiène ou de sécurité. Par ailleurs, corollaire, les artistes sont peu ou pas rétribués : ils passent souvent gratuitement ou pour se faire un nom, comme Francis Lemarque et Jacques Douai à La Rose rouge ou comme Léo Ferré au Quod libet.

Poésie et chanson

Est-ce l’aura intellectuelle du quartier qui déteint sur la chanson après la guerre ? Toujours est-il que les textes s’intellectualisent et que la poésie se glisse entre les notes. À la fin des années quarante, les paroliers se nomment Jean-Paul Sartre, Raymond Queneau, Robert Desnos, Pierre Mac Orlan, Maurice Fombeure. Prévert est sur toutes les lèvres grâce à Agnès Capri, Juliette Gréco, Yves Montand, Cora Vaucaire, les Frères Jacques, Mouloudji, Germaine Montero. « La chanson, écrit Raymond Queneau, a reconquis ces dernières années ses droits au respect qui lui est dû. On avait oublié que la poésie ne devait pas seulement s’imprimer, mais aussi se dire et se chanter ». Accompagnant la vague existentialiste qui fait de Saint-Germain-des-Prés le centre du monde, les cabarets défrichent de nouveaux territoires à la jonction du théâtre du chant et de la poésie. Le succès de Juliette Gréco en 1949 constitue l’onde de choc. La chanson à texte devient à la mode, voire populaire, drainant vers la rive gauche une clientèle qui constituera l’un des viviers du cabaret. La poésie triomphe, accessible à tous, elle est partout.

Chose impensable aujourd’hui, c’est un poète, Paul Gilson, qui prend la direction des programmes à la Radiodiffusion française, en 1950. Des journalistes comme François Billetdoux accomplissent un travail de relais culturel, assurant à la radio pour les artistes nouveaux ce que les cabarets font en direct. Enfin, tous les journaux ont leur rubrique poésie.

Ce contexte porteur va générer deux formes de chansons : la chanson à texte et la poésie chantée, la première incarnée dès 1946 par des artistes comme Ferré, Lemarque, Stéphane Golmann ; la seconde, dans le même temps, par Cora Vaucaire, Juliette Gréco, Jacques Douai, Catherine Sauvage…

Dès 1951, une quinzaine de cabarets littéraires ouvre la voie à une nouvelle ère, qu’Angèle Guller, dans son livre Le 9e Art, paru chez Vokaer en 1978, salue en ces termes : « Je tiens ces années fastes et prestigieuses pour un âge d’or, comparable par son importance, sinon par sa durée, à ce que furent les chansons de troubadours et les polyphonies locales de la Renaissance » (Guller 1978).

Le cabaret, une fonction primordiale

Pour les artistes des années cinquante, le rôle du cabaret est absolument primordial. Il est la première tribune à laquelle il peut accéder. Il représente aussi l’école où l’on apprend son métier, où l’on acquiert de l’assurance, les rudiments de la technique scénique, c’est un laboratoire où se prépare, s’élabore la chanson de l’avenir. « Ce sont les soixante spectateurs de L’Écluse qui m’ont faite » écrira Barbara. Le cabaret représente par ailleurs le seul moyen de subsister. Malgré la modicité des cachets, il leur permet de vivre, en cumulant plusieurs établissements. Si la moyenne est de trois cabarets par soirée, certains artistes en feront cinq, six, sept ! Beaucoup n’hésitent pas, comme Ferré, Brassens, Brel ou Mouloudji, dès les années 1955-56, à faire des ménages dans les cabarets rive droite – La Villa d’Este, Le Drap d’or, Chez Gilles puis à la Tête de l’art – établissements qui payent trois fois plus que ceux de la rive gauche. Moyen de subsistance, le cabaret est en même temps une promesse d’avenir. Le plan de carrière est simple : on commence par les cabarets Rive Gauche, on passe ensuite par des échelons intermédiaires comme Le Globe et Les Concerts Pacra, puis Bobino, puis la marche ultime : L’Olympia.

Pour le chanteur à texte de l’après-guerre, le disque qui accompagne (pas toujours !) cette longue ascension est plus une preuve de consécration qu’un complément financier. Il faudra attendre la fin des années 1950 pour que le disque devienne un objectif prioritaire et une source de revenus conséquente. L’objectif premier reste le music-hall, seule fenêtre ouverte sur la notoriété. Mais le succès que peut remporter un artiste sur la scène d’un cabaret n’a évidemment pas l’impact, le rayonnement et les conséquences du triomphe d’une vedette à l’issue d’une grande première à l’Olympia. Dans cette perspective, la notoriété se fait lentement et peut même ne jamais se faire. Cela explique peut-être qu’il ait fallu dix ans à Georges Brassens et près de quinze à Léo Ferré pour atteindre une réelle célébrité. Le cabaret est également une salle d’attente, un lieu de casting où les artistes peuvent se faire remarquer. C’est dans les cabarets que certains viennent faire leur marché : des professionnels comme Jacques Canetti, patron des Trois Baudets, fréquentent assidûment les petits lieux de minuit – véritable bouillon de culture – pour voir s’il n’y a pas un artiste à pêcher.

Par ses diverses fonctions – école, laboratoire, tremplin, interface – le cabaret constituera un maillon indispensable dans la chaîne du spectacle et de la chanson. Si, de 1950 à 1955, les petits lieux de minuit vont briller de mille feux dans la nuit parisienne en bénéficiant d’une importante couverture médiatique dans les journaux, le mouvement va se ralentir avec les prémisses du média-roi. Viendra le temps où l’artiste pourra sauter la case cabaret, en débutant par un disque et/ou par un passage à la télévision. En perdant sa fonction de vivier-tremplin, le cabaret perdra sa raison d’être. Et il disparaîtra.

Une tribu dans la nuit

Combien sont-ils, chaque nuit, à s’élancer pour se produire sur les petites scènes de Saint-Germain-des-Prés, de Saint-Michel, de Montmartre ou de la Contrescarpe ? Une centaine, garçons et filles de 20 à 30 ans, formant un microcosme bouillonnant, tribal, enchevêtré. Une centaine de jeunes gens qui, en se renouvelant de vingt à trente pour cent par an, va former une population de quelques milliers d’artistes sur deux décennies et demie. Ils ont en commun un esprit Rive Gauche qui se caractérise par écriture très soignée, le goût de la poésie, le retour aux sources, une certaine modestie de l’expression et un discours à tendance humaniste-anarchiste.

Ils se réunissent dans les mêmes lieux, se produisent dans les mêmes cabarets, se retrouvent dans les mêmes cafés – Boule d’or, place Saint-Michel, 5 Billards, rue Mouffetard –, s’échangent des adresses, des textes, des mélodies, se donnent des conseils, sans le moindre esprit de compétition ; ils s’accompagnent aux auditions, se remplacent au pied levé, sortent les mêmes plaisanteries en parlant de la rive droite : « Ils sont comment, ce soir ? — Très cons, tu vas faire un triomphe ! » Ceux qui ont une voiture, comme Francesca Solleville, n’hésitent pas à raccompagner vers trois heures du matin ceux qui habitent la banlieue, comme Anne Sylvestre. Ils boivent, ils parlent, s’adorent et se jalousent, se fâchent et se réconcilient, se fauchent compagnes et compagnons, en circuit fermé. Idées et idylles se font et se défont, pour une nuit ou une vie, dans une incroyable consanguinité culturelle. Sens du collectif et individualisme se tiennent par la main : une tribu, pour se protéger ; et une certaine solitude, pour s’en échapper. Ils ont leur cour, leurs amis et amis d’amis, qui constituent parfois le tiers de la salle et qui les portent, les encouragent. Tous ont l’impression de faire partie d’un monde à part, un monde où l’art, même mineur, peut changer le monde.

L’avènement des ACI (Auteurs-compositeurs-interprètes)

Cet âge d’or de la chanson à texte doit beaucoup à l’éclosion d’un phénomène relativement nouveau dans le Paris d’immédiat après-guerre : les ACI.

Avant-guerre, le statut d’auteur-compositeur-interprète est rarissime. Jean Tranchant, Gilles et Julien, Johnny Hess et bien sûr Charles Trenet sont de rares exceptions dans un paysage dominé par les interprètes. En 1948, on ne trouve guère que Francis Lemarque qui chante ses œuvres. Quelques années plus tard, la tendance va s’inverser avec l’arrivée de Félix Leclerc puis l’envol de Georges Brassens à partir de 1953. Cette montée en puissance est liée à deux phénomènes, l’un culturel, l’autre économique. Sur le plan culturel, on assiste (sur la rive gauche) à une primauté de l’écrit sur l’écriture mélodique, du sens sur le son. Les mots sont rois, la poésie souveraine. L’ACI est un auteur avant d’être compositeur. Ses chansons parlent, et ne parlent pas pour ne rien dire. Comme dit Prévert, il faut « parler vrai ».

L’ACI dit « je » et le revendique. Le fait que l’auteur chante ses propres chansons induit une forme de vérité, une authenticité humaine. Il ne surfe pas sur les mots ou la musique des autres, il se présente sans la moindre défense, sur une petite scène, à un mètre des spectateurs. Le chanteur Jacques Bertin émet l’hypothèse que des sémiologues pourraient écrire l’histoire de la chanson en analysant l’évolution des tenues de scène. « Ils noteraient, écrit-il, que le chanteur à texte privilégiait le n’importe quoi, le noir passe-partout, pour signifier qu’il ne s’est pas préparé dans la coulisse, donc qu’il est un homme comme tout le monde » (Schlesser 2006). Comme le dit Henri Gougaud, qui fut un chanteur Rive Gauche avant de devenir écrivain, l’ACI n’est pas un chanteur, mais un homme qui chante. Avec ses qualités et ses défauts. L’exemple le plus significatif est Maurice Fanon, dont le piètre talent de chanteur (à ses débuts) sera compensé par la présence, la passion, l’émotion et, bien sûr, les qualités littéraires et mélodiques de ses chansons. Mais Fanon n’aurait jamais eu le moindre succès comme interprète.

Sur le plan économique, les avantages sont évidents. À une époque où le concept de droits d’auteur commence à prendre de l’importance, l’accélération de la diffusion, à la radio et à la télévision, pousse les artistes à cumuler les fonctions. On peut lire dans Arts, le 1er septembre 1954 : « La dureté des temps oblige les créateurs à cumuler les fonctions de parolier, de compositeur et d’interprète. […] Ne cherchons pas midi à quatorze heures et demandons au matérialisme de nous expliquer la vogue du chanteur-poète-vagabond à guitare ».[2] Pour certains, le statut d’ACI n’est pas un choix mais une nécessité : quand on a vingt-cinq ans, que l’on débarque de sa province avec quelques chansons sans connaître personne susceptible de les interpréter, le plus simple, c’est de les chanter soi-même. Brassens ou Boby Lapointe, à leurs débuts, ne voulaient pas être chanteurs et ne sont montés à Paris que pour trouver des interprètes.

Montée en épingle par la presse qui salue cette « curiosité », la notion d’ACI devient rapidement un objet de polémique. Jamais, auparavant, on ne s’était posé la question du « qui ». On écoutait une chanson de Trenet, une chanson de Montand, une chanson de Piaf, sans se soucier de ses auteurs. Partisans et adversaires de cette nouvelle mode s’affrontent, d’une rive à l’autre. Pour Charles Aznavour, « confier son œuvre à un autre, aussi compétent soit-il, c’est abandonner à l’Assistance publique un enfant dont on est le père ». Pour Léon Tcherniak, patron du Cheval d’or, le statut d’ACI apporte de la profondeur : « Je dois avouer que je donnais la priorité aux auteurs-interprètes. L’auteur-interprète trouve sa personnalité plus vite qu’un interprète. Pendant son écriture, il voit se dessiner l’interprétation de sa chanson, il peut se permettre de présenter son œuvre avant sa perfection et l’améliorer en cours de scène. Pour l’interprète, c’est plus difficile et plus long, son travail demande à être fini avant de le présenter ». Pour Jacques Charles, directeur de music-hall (il a dirigé, entre autres, l’Olympia, Le Marigny et Le Palace), le concept d’ACI est une hérésie. « Pourquoi, écrit-il en 1956, depuis Charles Trenet, tant de compositeurs ont-ils la rage de venir chanter eux-mêmes leurs ouvrages au public? C’est une mode qui passera car ils découvriront très vite qu’ils font plus de tort que de bien à leurs chansons en les interprétant ».

La mode ne passera pas, avec l’ascension des Félix Leclerc, Brassens, Brel, Aznavour, Ferré, Béart, Anne Sylvestre, Gainsbourg, Barbara, qui parviendront à rendre leurs chansons indissociables de leur propre interprétation. Mais les interprètes ne disparaissent pas pour autant, représentés par Catherine Sauvage, Francesca Solleville, Marc Ogeret, Claude Vinci, Hélène Martin, Christine Sèvres, Jean Ferrat, Barbara (à ses débuts), Pia Colombo ou Cora Vaucaire.

Dès 1950, le statut d’ACI induit presque systématiquement un accompagnement à la guitare et Pierre Perret n’hésitera pas à parler d’ACIG. Cet instrument, pourtant, n’était pratiquement pas utilisé avant la guerre. « En ce qui me concerne, écrit Francis Lemarque dans J’ai la mémoire qui chante, j’étais présenté comme le premier auteur-compositeur-interprète s’accompagnant à la guitare ». Facile à transporter, occupant peu de place sur la scène, pouvant faire illusion avec trois ou quatre accords, la guitare devient l’instrument idéal des ACI. Son succès est par ailleurs amplifié par celui de Jeux interdits en 1952, film dans lequel l’interprétation de Narciso Yépes deviendra le passage obligé de tous les apprentis guitaristes.

Un public qui a du talent

Si la fougue créatrice des auteurs et des artistes constitue le socle de cet âge d’or, il convient de souligner le rôle primordial du public de l’époque, un public qui possède un réel talent et qui va porter les artistes pendant une dizaine d’années, un public qui mériterait d’être applaudi.

Au début des années 50, le public des cabarets Rive Gauche est un public d’initiés, étudiants, intellectuels, professions libérales éclairées. Dans les cabarets littéraires (comme L’Écluse, La Galerie 55 ou L’Échelle de Jacob), le profil est assez homogène. Artistes et amis d’artistes forment une tribu partageant les mêmes goûts et les mêmes valeurs. Ce qui unit ce joli monde, c’est un délire tendre, une anarchie comique où Prévert et Audiberti se donnent la main. Les cabarets-théâtre (comme La Rose rouge ou La Fontaine des quatre saisons) drainent une clientèle plus élitiste, plus bourgeoise, plus snob.

Globalement, la clientèle Rive Gauche s’apparente aux bobos qui apparaîtront quelques décennies plus tard. Férue de culture, elle est curieuse, respectueuse, exigeante, découvreuse de talents qu’elle va porter au sommet de la gloire comme Barbara à L’Écluse, Maurice Fanon ou Boby Lapointe au Port du salut, Guy Béart à La Colombe, Brel ou Jean Ferrat à L’Échelle de Jacob.

Par sa taille réduite et ses cinquante spectateurs tassés les uns contre les autres, le cabaret est un cocon, un lieu magique où l’on se sent chez soi, où tout peut arriver. Le plus souvent, à part un ou deux numéros, les spectateurs ne savent pas ce qu’ils vont voir ou entendre. Ils font confiance, avec le sentiment que ce sont eux qui font l’histoire, qui détiennent le savoir, qu’ils font les vedettes de demain.

Jusqu’en 1958, ce public talentueux va perpétuer l’âge d’or en soutenant sans relâche les petits lieux de minuit. Puis, inexorablement, un ressac va s’opérer : les deux à trois mille personnes qui constituent le public de la nuit ont vieilli. Les habitudes changent et Combat se lamente : « Un Parisien sur deux ne va jamais au théâtre ! » Ceux qui avaient vingt ou vingt-cinq ans en 1950 ont désormais une famille, des responsabilités professionnelles ; ils possèdent téléviseur et maison de campagne. Même si certains cabarets avancent l’heure d’ouverture de minuit à 23 heures, puis de 23 heures à 22 heures, cela fait tard et l’on rate souvent le dernier métro.

Jean Dérens écrit : « Au début des années 60, l’âge d’or des cabarets se termine. Le public se raréfie ; avec la concurrence de la radio, de la télévision, du disque, de la voiture, de la résidence secondaire et le succès de la chanson yéyé au détriment de la chanson poétique, engagée ou révoltée, on s’achemine vers l’uniformisation. […] L’esprit de Saint-Germain-des-Prés, triomphant pendant quinze ans, meurt au début des années 60, et c’est une autre civilisation qui commence ». Marc Chevalier confirme : « La vogue des cabarets toucha un public qui avait de quinze à trente ans à la fin des hostilités. Pendant une dizaine d’années, nous connûmes une extraordinaire période de prospérité, mais peu à peu, le climat se modifia. Nées dans l’euphorie de l’expansion qui fit suite à la guerre, nos entreprises allaient subir le contrecoup du changement de société. […] Le développement des moyens de communication, du téléphone, de la voiture, rendit le monde plus fébrile, plus agité ; le soir, on était fatigué et on se couchait plus tôt. À cela vint s’ajouter le déplacement d’une grande partie de la population, la plus jeune de surcroît, vers les cités-dortoirs. Il fallait rejoindre avant minuit de lointaines banlieues. Puis ce fut l’exode des week-ends, le samedi, jour faste pour le théâtre, devint tout juste moyen. Bientôt on ferma le dimanche ».

À partir de 1960, ce public de connaisseurs va progressivement déserter Saint-Germain-des-Prés ou le Quartier latin. Si quelques lieux réputés comme L’Écluse, L’Échelle de Jacob, La Galerie 55 conservent leur public d’habitués, les Don Camillo ou les Belle Époque attirent désormais une nouvelle clientèle provinciale ou touristique, avec des formules « tout compris, même le quart de champagne ». Après 1968, la nouvelle génération sensible à la chanson à texte se réfugiera pour quelques années dans le quartier de la Contrescarpe, dans des lieux comme Le Bateau ivre, puis disparaîtra à son tour, après l’extinction des feux.

Tous ceux qui ont côtoyé les cabarets Rive Gauche gardent un souvenir ébloui, parfois une nostalgie éperdue, de cette époque où tout semblait possible, où la chanson à texte, art majeur, pouvait changer la vie. Une période en état de grâce où les petits lieux – bulles culturelles aux parois si fragiles – étaient encore le marchepied indispensable pour se faire connaître, où la collusion médias-show-business n’avait pas encore ce côté irrémédiable né dans les années 1970. À partir de ces tremplins de quelques mètres carrés, certains artistes ont réussi à quitter la Rive Gauche pour s’approcher de la lumière ou la capter tout entière ; d’autres, beaucoup d’autres, sont restés à jamais dans l’ombre. D’autres encore, entre ombre et lumière, en clair-obscur, ont tutoyé le succès, sans parvenir en haut de l’affiche. Les petits lieux parisiens où souffle cet esprit n’ont pas totalement disparu. Ils auraient même tendance à renaître à Paris, de même que la chanson à texte, après une très longue période de purgatoire. Mais ce qui s’est perdu, c’est leur nécessité sociale, leur rôle essentiel dans le cheminement qui relie la rue au firmament des hit-parades. Faute de fonction vitale dans la chaîne culturelle et économique, les espèces disparaissent. Ne reste que la mémoire d’une époque où l’image ne gouvernait pas le monde, où l’on sortait le soir, et où tous les acteurs – artistes, public, patrons de cabaret – avaient un talent fou.

Que reste-t-il de nos amours ? Une petite musique, comme un conte de fée. C’est Gréco au bord des larmes avant d’entrer en scène au Bœuf sur le toit. C’est Léo Ferré au piano du restaurant Les Assassins, se demandant si la recette va payer un repas, c’est Brassens bafouillant au Lapin Agile, Barbara faisant la plonge à la Fontaine des Quatre saisons, Ferrat éconduit par Nico à la Rose Rouge, Brel dormant la nuit sur le billard de la Boule d’Or… Adulé ou respecté dans les années cinquante, devenu infamant dans les années soixante-dix, le vocable « Rive Gauche » est très vite entré dans l’histoire. Rose Rouge, Écluse, Colombe, Échelle de Jacob, Cheval d’Or, Contrescarpe, Port du Salut ou Bateau Ivre sont aujourd’hui des lieux de légende, refuge inaccessible d’un paradis perdu.

Bibliographie

Schlesser, Gilles. 2006. Le Cabaret-rive gauche. L’Archipel, Paris.

Chevalier, Marc. 1987. Mémoires d’un cabaret : L’Écluse. La Découverte, s.l.

Bertin, Jacques. 1991. Vie et mort de la chanson à texte. Politis, 10 octobre 1991.

Cantaloube-Ferrieu, Lucienne. 1981. Chanson et poésie des années 30 aux années 60. Nizet, Paris.

Guller, Angèle. 1978. Le 9ème Art. Vokaer, Bruxelles.

[1] Cet article s’appuie sur des témoignages rassemblés dans Schlesser, Gilles. 2006. Le Cabaret-rive gauche. L’Archipel, Paris.

[2] Jusqu’à la fin de l’article, les témoignages renvoient à Schlesser (2006).